Les stratégies d’investissement de dette privée junior offrent des rendements plus élevés que les véhicules d’investissement obligataires traditionnels, et un risque inférieur aux investissements en actions, selon Michael Small, Partner chez KKR.
La récession qui semble se profiler à l’horizon pourrait inciter les investisseurs à se tourner vers les segments les plus sûrs de la structure de capital. D’après Michael Small, Partner au sein des équipes Crédit et Marchés de KKR, le développement de la dette senior sans covenant a rendu la dette privée junior parfaitement adaptée à l’environnement macroéconomique actuel, en particulier pour les grandes entreprises, bien capitalisées, agissant sur des secteurs stables et résilients. Selon lui, les instruments de dette privée junior occupent une place de choix : ils constituent un pari plus sûr que les investissements en actions, tout en offrant un rendement supérieur à celui des produits obligataires traditionnels sans pour autant exposer les investisseurs à un profil de risque matériellement plus élevé.
N'est-ce pas l’allègement des clauses financières qui a permis de rendre les investissements en dette privée junior plus attractifs ?
Cela a tout simplement changé la donne. Historiquement, la quasi-totalité des prêts seniors étaient assortis de « maintenance covenants ». En cas de non-respect de l’un des covenants, les prêteurs seniors avaient alors un recours conséquent : en fonction de qui détenait la dette senior, les prêteurs seniors pouvaient agir négativement sur la valeur des fonds propres, et par extension, sur la valeur de la dette junior. Après la crise financière, la structure même des produits a évolué. Les grandes entreprises sont en mesure de financer la tranche senior de leur structure de capital à travers des produits syndiqués, prêts ou obligations, pour lesquelles les covenants financiers ont largement disparu. Ainsi, il est aujourd'hui très rare pour les entreprises dont l'EBITDA est supérieur à 100 millions de dollars, de voir leurs prêts de dette senior assortis de maintenance covenants.
Si cette évolution n’est pas bien accueillie par les créanciers seniors, elle marque un changement positif pour les créanciers de dette junior car elle réduit le risque de défaut, d’instabilité de la structure de capital, et donc de restructuration en période de contraction de l’activité et de baisse temporaire des bénéfices.
Nous appelons cela le "paradoxe de la documentation", qui n’est selon nous pas encore bien compris par le marché. Notre rémunération, en tant que prêteurs juniors, est encore liée à une perception du risque antérieure à cette évolution, et nous permet donc de générer une valeur significative pour nos investisseurs par la simple nature de notre classe d’actifs. Nous le faisons de manière disciplinée, en nous en tenant à des secteurs stables et résilients et en sélectionnant de grandes entreprises leaders dans leurs secteurs, dotées d'équipes de management expérimentées et d'un bon alignement des intérêts des parties prenantes.
Que diriez-vous à ceux qui considèrent qu’il est contre-intuitif de faire des prêts en dette privée junior dans le contexte économique actuel ?
Détrompez-vous ! En moyenne, la structure de capital des LBO que nous finançons par le biais de la dette privée junior comprend 30 à 45 % de dette senior, 10 à 20 % de dette junior et surtout 40 à 50 % ou plus d’investissement en actions.
En période de tension macroéconomique, le risque augmente pour tout le monde - que vous soyez un prêteur senior, junior ou un investisseur en actions. Mais étant donné qu’il est presque impossible pour un actionnaire de gagner de l'argent si une entreprise ne peut pas rembourser sa dette, la dette junior apparait beaucoup plus sûre que l’investissement en actions. Bien qu'elle soit plus risquée que la dette senior en raison de sa position dans la structure de capital, il est très rare que la dette senior d'une entreprise soit sûre et que la dette junior ne le soit pas : si un emprunteur a de réels problèmes structurels de performance, alors tous les instruments de dette auront tendance à être impactés.
Les perspectives de la dette privée junior me paraissent attractives car nous prêtons à de grandes entreprises leaders dans leurs secteurs, et utilisons des produits sur mesure assortis de rendements en général entre 10 et 15%. Ces rendements sont tous contractuels, et principalement à taux variable. Nos choix de secteurs d’activité et de grandes entreprises nous permettent aussi de sélectionner des profils à plus haute stabilité de marges brutes, et donc de cashflow. Ces secteurs incluent notamment les logiciels, les services commerciaux et professionnels, et les produits pharmaceutiques, la biotechnologie et les sciences de la vie.
En tant qu'investisseurs crédit, nous nous concentrons sur les risques. Emprunts d’une vue macro-économique très prudente, nous soumettons nos modèles financiers à des tests de résistance drastiques, pour parer à l’éventualité de problèmes macroéconomiques, sectoriels, ou propres aux enjeux de l’entreprise.
Lorsque nous investissons dans de la dette privée junior, nous nous engageons généralement sur un instrument avec une longue maturité contractuelle. Nous devons donc nous préparer au pire scénario réaliste, avec une vue qui s’inscrit dans la durée.
Compte tenu du contexte de marché actuel, vaut-il mieux opter pour une approche généraliste ou sectorielle ?
N’oublions pas l’importance d’une approche diversifiée, que ce soit dans le marché actuel ou dans tout autre environnement de marché. Une plateforme d’échelle mondiale permet de se positionner pour trouver les meilleures opportunités au travers d’une multitude de secteurs, d'entreprises, de zones géographiques, de types de transaction et de clients.
La diversité est une forme sure de protection contre l’inconnu. L’ubiquité de l'origination permet de constituer des portefeuilles diversifiés avec des entreprises faiblement corrélées les unes aux autres, mais dans lesquelles vous avez individuellement confiance. Cela est beaucoup plus difficile à réaliser, à travers les différents cycles de marché, si votre univers d’investissement est restreint à un secteur ou à un pays.
Les marchés ont tendance à opérer par cycles pluriannuels : ces dernières années on ne voyait pas tant de différence de performance entre une approche généraliste ou sectorielle. Mais il y a toujours une mauvaise année, propre à chaque cycle, où tout se retourne contre vous, et c’est là que vous voyez la différence. C'est ce à quoi nous nous préparons, et la base sur laquelle nous construisons nos portefeuilles. Nous pensons que la pertinence de cette approche deviendra encore plus évidente dans l'environnement vers lequel nous nous dirigeons.
Si vous regardez les données sur le long terme, les fonds de dette privée junior généralistes et investis dans les grandes entreprises ont obtenu de bons résultats au travers long des cycles de marché et macroéconomiques.
Comment les LPs envisagent-ils la dette junior ?
Tout dépend du type d'institution et de l'état d'avancement de leurs programmes d’investissements alternatifs. Néanmoins, dans nos récents échanges, deux thèmes principaux émergents.
Le premier, c’est la place que prend désormais la dette privée junior en complément des prêts directs seniors, dans les portefeuilles de nos investisseurs. Cela permet aux investisseurs de s'exposer à la dette privée auprès de plus grandes entreprises, ce qui diversifie le profil de risque au lieu de le concentrer, un sujet qui trouve de plus en plus d'écho compte tenu des préoccupations liées à l'inflation et à la croissance.
Le deuxième thème est celui de la valeur relative. De nombreux LPs se situent dans l'un des deux camps suivants : un investisseur en actions, intéressé par un produit un peu plus défensif, ou un investisseur dette, qui recherche un retour sur investissement un peu plus important.
Les investisseurs « equity » sont aujourd'hui plus intéressés par la dette junior qu'il y a quelques années, lorsque l'ensemble du marché pariait sur la croissance. Compte tenu des perspectives macroéconomiques, les investisseurs voient un intérêt à avoir une exposition à cette dernière dans leurs portefeuilles. La dette junior offre une protection à la baisse tout en maintenant par ailleurs un rendement contractuel attractif. Les LPs n’ont pas à parier unilatéralement sur la croissance, mais n’ont pas non plus à faire trop de concessions sur les perspectives de rendement pour s’offrir cette protection à la baisse. Je ne dis pas que les investisseurs devraient intégralement remplacer leur portefeuille d'actions, mais je pense qu'une allocation à la dette privée junior permet d’améliorer la construction de leurs portefeuilles.
À l'inverse, si vous êtes un investisseur obligataire liquide, les prêts auxquels vous avez accès vous offrent un rendement typique autour de 5%. La dette privée junior, pour la même entreprise, rapportera typiquement entre 10 et 15%. Il s'agit d'une prime attractive, car le risque supplémentaire pour le prêteur junior pour les sociétés bien notées est modéré, compte tenu des structures de capitalisation moyennes et, bien sûr, du « paradoxe de la documentation ».
Je ne prétends pas que cette perspective de valeur relative s'applique à toutes les opportunités dans tous les secteurs, loin de là. Il faut être discipliné et placer une analyse très fine du crédit au cœur de chaque décision d’investissement. La bonne nouvelle, c’est que de nombreux fonds de private equity de premier plan et bien capitalisés sont également attirés par les secteurs que nous aimons, et continueront selon moi à utiliser la dette privée junior pour financer leurs investissements.
Sur quel type de considérations ESG vous concentrez-vous ?
Pendant longtemps, les créanciers se sont résignés à utiliser une approche binaire et mécanique de l'ESG. Nous pensons que cela n'est plus suffisant.
KKR a été parmi les premiers acteurs à intégrer des considérations ESG dans son processus d'investissement. La décision a été prise il y a déjà plusieurs années, en observant nos collègues du private equity. Nous avons décidé de mettre en place une approche proactive et fondamentale pour identifier les risques et les opportunités liées à l’investissement responsable dans l'ensemble de nos activités de crédit.
La grille d’analyse ESG que nous avons développée est au cœur de notre approche. Nous recueillons des informations sur les activités sous-jacentes de l'entreprise et l’évaluons selon une variété de critères ESG, internes et externes.
Nous pensons que l'absence de normes cohérentes autour de la communication des données ESG représente un défi pour l'ensemble du secteur de l’investissement. Nous prenons en compte la transparence et la qualité des informations partagées lors de l'évaluation des entreprises. Grâce à nos processus ESG, nous nous attendons à ce qu'un grand nombre des nouveaux produits que nous proposons soient classés sous l'article 8 (de la réglementation SFDR).
Notre approche nous permet également d'identifier les sustainability-linked loans, et les possibilités d'intégrer des caractéristiques visant à inciter positivement les entreprises à progresser sur les indicateurs clés de performance ESG. Ce qui est le plus gratifiant ici, ce n'est pas nécessairement les élèves "A+", mais de travailler avec les élèves "B" et "C" et de les aider à s'améliorer. C’est cette manière de travailler qui est au cœur de notre réflexion autour des prêts liés à la durabilité. Lorsqu'ils sont bien exécutés et axés autour d’objectifs ambitieux et tangibles, je pense qu'ils peuvent avoir un impact considérable, et que nous allons en voir davantage à l'avenir.
Quelles sont les perspectives pour la dette junior au cours des prochaines années ?
L’environnement actuel est très inhabituel mais excessivement attractif. Cependant, je ne pense pas qu’il puisse perdurer. Les marchés liquides sont actuellement fermés, ce qui signifie que les banques traditionnelles n’utilisent pas ou très peu leurs bilans pour financer les leveraged buyouts. Si vous êtes un émetteur ne faisant pas partie de la catégorie investment grade, le crédit privé est souvent la seule option réaliste.
Mais cela ne sera pas toujours le cas. Les marchés liquides vont rouvrir, et le marché va trouver un nouvel équilibre en termes de risque et de prix. Nous aurons alors un nouveau statu quo en termes de parts de marché entre les produits de crédit largement syndiqués et les produits de crédit privés.
Ce dont nous avons tous besoin en tant qu'investisseurs crédit, c'est la reprise des volumes de fusions-acquisitions qui permettra d'amorcer le système. Personne ne serait gagnant si l’environnement actuel devait perdurer. Néanmoins, je pense qu'il est extrêmement peu probable que cela se produise. Si le monde continue de tourner, si les gens continuent à acheter et vendre des entreprises, le besoin de financement sera présent, et l'environnement de la dette privée junior devrait rester porteur, à long terme.